25 Nov
25Nov

Tout lettré en breton devrait être navré par la réaction des agriculteurs de Plouzané quant à l’installation d’une signalétique en breton normé dans cette commune. Alors même que ces derniers gagneraient à défendre l’unité nationale de la Bretagne, premier pays agricole d’Europe et néanmoins en effondrement ; comme une force pour porter leur voix à l’Europe, faire plier des directives et lutter en parallèle face au centralisme français, voilà que ces derniers tombent dans le folklorisme le plus bas. La servilité caricaturale dont ils font preuve publiquement est générale, en vérité. La conscience nationale effritée depuis des siècles, les détenteurs de la culture bretonne sont souvent les plus zélés pour se sabrer face au pouvoir français et rivaliser de petitesses pour décrier leur brillante culture.

Il faut dire que l’ignorance crasse ambiante sert largement ce folklorisme dévastateur. Cette division cultivée, parfois sur des arguments extrêmement grossiers, sert largement les ennemis du breton que sont les Françoise Morvan, Mélenchon, Le Pen… et tout autre extrémiste nationaliste français de tous les bords de l’échiquier politique de l’Une et indivisible.


« Ce n’est pas le même breton ! » 

Qui n’a pas entendu les anciens le répéter sans cesse d’un geste dédaigneux de la main ? Combien de jeunes brittophones ont été blessés par ce genre de propos alors même qu’ils se présentaient avec fierté face à des personnes qui devaient être pour eux garantes de l’avenir de cette langue ? Ils attendaient un échange, un sourire de connivence, ils n’ont eu que le dédain de ceux qui ont laissé leur langue mourir. Dans ce contexte, chacun comprendra combien il est difficile de réduire la fracture entre les jeunes et les anciens quand ces derniers affichent toujours autant de mépris. On a pourtant beaucoup dit aux jeunes qu’il fallait les ménager, parler exactement comme eux et comprendre qu’ils n’aient pas enseigné à leurs enfants leur langue au nom de « l’ascension sociale ». Oui, nous pardonnons, la France a été infecte à l’égard de chacun. Toutefois, on serait tentés de leur dire : « vous la défendez toujours alors… n’en faites pas trop ! ».

Il n’y a qu’une seule langue bretonne, le mieux pour le savoir est d’apprendre à la parler mais aussi de la lire et de l’écrire. L’illettrisme de la majorité des brittophones en leur langue a cultivé de tenaces légendes. La majorité ignore d’autant plus la réalité de la langue puisque le message est faussé de la part des locuteurs en breton eux-mêmes. C’est un peu comme si des francophones non lettrés en leur langue disaient que dans la paroisse à côté ce n’est pas le même français car au lieu de dire « je ne sais pas », ils disent « je sais pas ». Et pire encore, dans la région d’après, c’est une autre langue puisqu’ils disent « ch’ais pas ! ». Ca vous fait rire, nous en sommes pourtant là.

Sinon, l’histoire de la langue peut apporter des renseignements solides sur le breton. Evidemment, cette histoire étant absente des programmes scolaires, les Bretons en ignorent tout pour la plupart, autant que l’histoire de leur nation.


Histoire et graphies de la langue bretonne

Les erreurs communément commises sont d’opposer différences dialectales et orthographe unifiée d’une part, et de croire d’autre part que la prononciation et les habitudes d’usage lexical selon les régions sont des différences majeures. En effet, l’orthographe est un code. Le « Peurunvan », l’orthographe en usage très majoritairement, permet d’écrire en vannetais par exemple. Quant aux différences dialectales, si à un endroit on dit de telle façon, cela n’empêche pas que c’est le même mot et que les différences de prononciation obéissent toujours aux mêmes règles. Concernant le champ lexical, lorsqu’un mot désigne quelque chose à un endroit, ça n’empêche pas que ce terme soit aussi connu ailleurs mais il est moins usité. Le vocabulaire est donc sensiblement le même partout.

On divise généralement l’histoire du breton en trois périodes :

-        Le vieux-breton, du Vème au Xème siècle. Période où la langue connaît une véritable unité en Armorique mais aussi avec les autres langues appelées brittoniques : le vieux-gallois et le vieux-cornique. Le plus ancien manuscrit en breton est un fragment de traité de médecine conservé à l’université de Leyde (Pays-Bas) et daté de la fin du VIIIème siècle, soit près d’un siècle antérieur au plus ancien texte répertorié en français.

La graphie correspond à celle des autres langues européennes, basée en Europe occidentale sur l’alphabet latin. Cet usage est commun aux autres langues brittoniques durant toute la période comme héritage de l’Eglise celtique primitive. Le système phonétique breton étant très riche, l’adaptation à l’orthographe latine s’avère compliquée et ne correspond pas à la prononciation. Un seul exemple parmi tant d’autres, l’équivalent du « th » doux ou dur de l’anglais est noté th, t, d, parfois h. Les mutations orales ne sont écrites que très rarement.

Les invasions vikings diminuèrent l’influence des moines et du pouvoir monastique. Par conséquent, l’usage écrit comme oral du breton s’amenuise tandis que la noblesse dirigeante, quand bien même fusse t’elle constituée de fervents défenseurs de l’indépendance nationale (exemple de la famille de Dreux), se romanise puis… se francise.

-        Le moyen-breton, du XIIème au milieu du XVIIème siècle. Le système phonétique s’appauvrit, cette période est marquée par l’influence du roman et la naissance de fractures dialectales. La richesse lexicale du breton comme langue de science, de culture et d’art laisse place à des termes d’origine française et les interactions entre le roman de Haute-Bretagne (partie orientale, qui a donné le gallo) sont nombreuses. La graphie latine et surtout celle qui deviendra celle du français est adoptée. Au vu de l’évolution du breton, l’orthographe se perd dans de multiples solutions pour rendre quelque chose approchant de l’usage oral. Le th est alors écrit s, z, tz, et parfois même zh déjà. Et que dire de la notation du digraphe ff pour /~v/. Une prononciation qui se dialectalisera ensuite. La fin de la guerre de succession de Bretagne (1341-1364), époque où l’accent tonique remonte sur l’avant-dernière syllabe en Cornouaille, Léon et Trégor, tandis que le vannetais conserve l’accent ancien, puis le début du XVème siècle, marquent le début de la dialectalisation. On imagine la difficulté croissante de coucher le breton sur les parchemins.

-        Le breton moderne : du XVIIème siècle jusqu’à nos jours. Plusieurs orthographes voient le jour dont certaines, comme celle du Père Maunoir ou encore Le Gonidec, tentent de trouver une solution aux différences de prononciation alors qu’une certaine standardisation conventionnelle était en vigueur dans la précédente période. Chaque diocèse opte pour une orthographe et tente d’en entériner les variantes, tout en francisant consciemment de l’intérieur la structure et le vocabulaire de la langue. Le breton du peuple est « plus celtique » que celui des livres. On adapte les difficultés croissantes de l’orthographe française au breton. Le Gonidec y apporte des solutions influencées de l’allemand et du gallois, notamment par le k, le g dur toujours en usage.

La Bretagne vit son « Printemps des peuples » à la fin du XIXème siècle et connaît un réveil littéraire sortant définitivement la littérature bretonne des livres de dévotions et des Vies des Saints. De nombreuses pièces de théâtres sont écrites (ex. Tangi Malmanche), c’est aussi la parution du « Barzhaz Breizh » d’Hersart de la Villemarqué.

En 1907 apparaît l’orthographe dite KLT, commune aux trois évêchés de Cornouaille, Léon et Trégor mais qui n’est pas pour autant liée aux diocèses. Elle est liée à une convention entre écrivains et linguistes (Frañsez Vallée, Yann-Vari Perrot…). Cette orthographe laisse de côté le Goëlo et le Vannetais.

Dans les années 20, plusieurs écrivains bretons s’associent pour créer le mouvement littéraire Gwalarn, autour d’une revue du même nom (Roparz Hemon, Jakez Riou, Abeozen, Youenn Drezen…). C’est une véritable école faisant du breton une langue moderne dans laquelle on s’attaque à tout style littéraire. Quelques simplifications sont apportées au KLT, comme l’adoucissement écrit de la consonne finale devant une voyelle. La richesse du vannetais, tant sur son vocabulaire que ses constructions spécifiques, y trouve sa place.

Il n’y avait pas d’orthographe vannetaise fixe mais Le Joubioux et Loeiz Herrieu rapprochent peu à peu l’orthographe de celui du KLT.

Une réunion à Vannes en 1936 jette les bases du Peurunvan. L’introduction certaine de la langue à l’école aboutit en 1941 à une entente solide entre les écrivains sur une orthographe unifiée.

D’autres propositions verront le jour : l’Universitaire en 1953, l’Interdialectale en 1975 avec la méthode Assimil. Ces tentatives de réformes auront intéressé les partisans de la première orthographe, le Peurunvan, jusqu’à des propositions de compromis, et auront leurs fervents partisans. Or, l’avancée du Peurunvan est inexorable dans les publications d’ouvrages par les nouvelles maisons d’éditions, la naissance de Diwan et son emploi dans le réseau d’écoles, puis dans les classes bilingues qui virent le jour assez rapidement ensuite dans les filières publiques et privées catholiques. Les éditions Al Liamm et An Here consolident plus encore la diffusion du Peurunvan par la parution de livres pour la jeunesse, de romans et de dictionnaires. Le premier dictionnaire monolingue voit le jour en 1995 par An Here, fruit du travail d’une équipe constituée de linguistes, de lexicographes, de grammairiens, d’informaticiens, de graphistes… sous la houlette de Martial Menard.



L’unité dans les différences

 

Turiaw ar Menteg, éminent brittophone et auteur de plusieurs ouvrages et études, écrivit le texte suivant, dans le supplément du journal interne de l’association Kelc’h Sevenadurel Gwened, sur son lit d’hôpital en novembre 2000 :

« Ayant eu ses lettrés jusqu’au 16ème siècle, la littérature bretonne s’est contentée d’ouvrages de dévotion, écrits dans une langue pauvre et francisée, depuis 1650 jusqu’au début de ce siècle. Parallèlement, les grammairiens Grégoire de Rostrenen et Dom Le Pelletier (1663-1733), redonnèrent un sens classique au breton et réintroduisent des mots anciens. Ils furent suivis par Jean-François Le Gonidec, Frañsez Vallée (1860-1949), Roparz Hemon (1900-1980), en particulier.

Les adeptes des orthographes universitaire et interdialectale veulent, pour la plupart, s’en tenir à la langue populaire, qualifiée de sabir par ma propre mère (1906-1996). Les générations nées avant 1914 utilisaient encore razh (et holl), trugarez… Les jeunes ne connaissent plus que tout et mersi – auxquels on ajoute bras… pour faire plus breton ! On peut comparer l’alsacien actuel qui, pour se démarquer de l’allemand, dit aussi / "mɛrsi/ - mais de quoi veut-on se démarquer en breton ?

L’école de Gwalarn avait déjà réintroduit des termes anciens inutilisés depuis le moyen-breton (poell, meiz…) et composé de nombreux néologismes. Yann-Bêr Kalloc’h étaient de ceux qui avaient ouvert la voie en reprenant le moyen-breton diougan, au sens de « prophétie » (alors que, dialectalement, il ne signifiait plus que « présage, annonce (de pluie) », le vieux-breton dihuz, « consolation », inconnu des textes depuis mille ans). Loeiz Herrieu a emprunté plusieurs termes au gallois (anien, awen, delwenn…).

F. Vallée a codifié l’usage des préfixes et des suffixes dont notre langue est parmi les plus riches.

Les lettrés ont continué d’enrichir la langue moderne pour en faire une langue apte à concurrencer les autres jusque dans leur modernité. (…)

Le processus de modernisation de la langue est bien engagé, à tel point que les tenants d’un breton populaire utilisent des termes anciens ou des néologismes en pensant qu’ils relèvent de la langue de toujours.

Pendant ce temps, la langue parlée continuait de se déliter : suite à la guerre de 14-18, suite à la dernière guerre, suite à l’introduction de la télévision. Les dialectes, enseignés par le catéchisme, les prières et les cantiques, connaissaient une forme classique, standard (cf. vannetais enseigné au petit séminaire). Actuellement, il n’en reste que des parlers locaux. (…) »

Et Turiaw ar Menteg de clore par ces propos de Pêr Denez (« Au sujet de l’orthographe bretonne », 1958) : « Au siècle où nous vivons, aucune langue, à plus forte raison une petite langue, ne peut se payer le luxe de deux orthographes. (…) La chance du vannetais réside dans l’unification, dans la transposition de toutes ses richesses en langue commune. Sinon, il est condamné. Et, j’ai bien peur, tout le reste avec. »

 

Ces rappels historiques, agrémentés d’un témoignage, induisent de la justesse et de la clairvoyance quant au devenir de la langue.


 

Le breton littéraire est celui du peuple

 

Il serait très prétentieux de ma part de vouloir refermer définitivement le débat. Toutefois, je donnerai deux éléments tendant à porter la réflexion sur l’évolution de la langue bretonne et son avenir :

 

-        Les dialectes ne doivent pas être la proie des partisans d’une langue unifiée. Tout d’abord parce que les différences entre eux sont minimes et n’empêchent pas la compréhension et parce que les deux conceptions ne sauraient être antinomiques. Le choix d’un parlé local participe du même processus de l’attachement sentimental à une communauté nationale ; la notion de nation étant vécue consciemment ou non. A l’image de ce qu’il se passe au Pays Basque ou en Catalogne actuellement, la force de la langue dépendra de la dimension nationale, l’appartenance a une communauté géographique, historique et culturelle dont tout être humain a besoin pour vivre. En sont intimement liés le choix de son emploi dans la vie publique et l’unité de sa codification écrite. Autrement dit, les dialectes sont une richesse, ils font parler les sentiments, l’affectif constituant le ciment d’une nation. L’unification ne doit pas être une préoccupation exclusive. Le peuple choisira les orientations de la langue à venir, avec les outils contemporains de diffusion, et constituera dans ce monde où les distances s’effacent un entrelacement riche et homogène.

Il est à noter que de tout temps, les brittophones ont su communiquer entre eux pour le commerce notamment, quelque soit la distance les séparant. On note même un double niveau de langue, local et unifié, comme le montre cet enregistrement, daté de 1913, entre un cultivateur de Bannalec et un bijoutier de Pont-Aven nés à la fin du 19ème siècle ; le document était initialement enregistré sur vinyle par la célèbre maison Pathé qui avait apporté son soutien aux enregistrements, avant d’être numérisé à sa redécouverte : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1280543. On ne retrouve plus à l’écoute attentive de ce document l’ensemble des particularismes locaux mais il s’agit plutôt d’une langue naturellement unifiée.

-        Il est trop souvent reproché au breton, à tort, ce que le français a fait sans vergogne pour sa langue. Dans la « novlangue française », unifiée d’abord artificiellement par une académie que la Bretagne n’a pas pour le breton, les néologismes sont nombreux. La langue française va jusqu’à puiser dans les racines grecques en plus de celles latines. La compréhension des termes savants demande d’aller soi-même chercher la définition. A contrario, les néologismes bretons sont basés sur des racines bretonnes, des préfixes et des suffixes bretons. A ce sujet, je garde le souvenir marqué de brittophones de langue maternelle d’Ergué-Gabéric qui étaient capables de créer dans la conversation courante des mots grâce aux suffixes et préfixes de la langue. Les dernières générations ont perdu de manière très récente cette faculté, dans leur ensemble. De toute façon, soit les parents ne leur parlaient plus en breton suffisamment, soit ils n’étaient plus corrigés dans le mauvais emploi de leur langue. A ce sujet, le linguiste trégorrois Jules Gros préfaçait l’un de ses ouvrages en précisant qu’il avait interrogé les personnes unilingues les plus âgées pour la qualité de langue dans ses collectages et que les générations suivantes parlaient déjà une langue altérée : les collectages en question avaient été réalisés dans les années 20, les interlocuteurs étaient, par conséquent, nés dans la première moitié du 19ème siècle. Il s’agissait bien d’un appauvrissement et non d’une évolution de la langue.

A titre de comparaison, une étude sur le français parlé montrait aux alentours de l’année 2000 que nous n’utilisions plus la moitié des termes usités un siècle auparavant. Cette nouvelle moitié étant constituée par des néologismes ou des termes dérivés de leur sens initial. Qui parmi les moins de 30 ans sait qu’il y a simplement une quinzaine d’années l’expression « c’est chaud » était employée dans le sens de « c’est juste en termes de temps » et ne prenait pas le sens de « difficile », « périlleux » ou « risqué ». Puis les nouveaux verbes en vogue, créés à partir de noms : l’exemple du récent « impacter ». Sans être de nouvel usage, on notera des termes à la mode finissant par réduire le champ lexical employé : l’exemple d’« improbable » mis à toutes les sauces par les médias. Enfin, il y a aussi les anglicismes parfois issus de termes d’origine française, passés outre-manche après Guillaume Le Conquérant : ainsi, des artistes réalisent maintenant des « performances » sur scène qui sont bien loin d’être des exploits ou des records pour de simples représentations, talentueuses ou non.


 

En guise de conclusion, il est déplorable de voir autant d’énergie perdue sur l’orthographe en breton dans la crise financière et culturelle que nous traversons en Bretagne. D’autant que l’orthographe du breton est assez simple et proche de la prononciation ; bien que la graphie encore très latine n’ait pu reproduire une grande partie des phonèmes.

Qui se pose la question en français de l’illogisme orthographique de la phonétique de mots courants comme « oiseau » ou « monsieur » dans lesquels aucune lettre ne se prononce ? La différence est que la majorité est lettrée dans cette langue et en a compris la logique orthographique, bien loin de la logique mathématique.

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